Herzl face à Abdülhamid II : Une lutte pour la Palestine

L'histoire de la Palestine au tournant du 20e siècle est marquée par la montée du sionisme, un mouvement aspirant à la création d'un État juif, et la ferme résistance du Sultan Abdülhamid II, souverain de l'Empire ottoman qui contrôlait alors la région. Comprendre cette confrontation est essentiel pour saisir les racines du conflit palestino-israélien actuel.

L'Offensive Diplomatique d'Herzl

Theodor Herzl, figure centrale du mouvement sioniste, reconnaissait que le moyen le plus direct d'acquérir une terre pour les Juifs en Palestine passait par le Sultan Abdülhamid II, puisque la Palestine faisait partie intégrante de l'Empire ottoman. Herzl déploya d'intenses efforts pour rencontrer le Sultan et lui présenter une offre qu'il espérait irrésistible, en présentant l'établissement d'un État juif comme étant dans l'intérêt de l'Empire.

L'offre d'Herzl, bien qu'évitant initialement la question de Jérusalem en proposant une implantation à l'est de la ville sainte, reposait sur plusieurs arguments clés :

•Un soutien fidèle à l'Empire Ottoman : Herzl affirmait que les Juifs restaient reconnaissants envers les musulmans et l'Empire ottoman qui les avaient historiquement protégés des persécutions en Europe. Il présentait les Juifs comme les minorités les plus loyales, cherchant un protecteur en la personne du Sultan.•Un rempart contre le colonialisme européen : La présence d'un État juif au Levant serait, selon Herzl, un obstacle à l'expansion et à l'influence des puissances européennes, agissant même comme un soutien à l'influence islamo-ottomane. Il arguait que les Juifs ne se rangeraient jamais du côté de ceux qui les avaient opprimés contre ceux sous le règne desquels ils avaient vécu en sécurité.•Le développement économique et démographique de la région : Herzl mettait en avant que l'arrivée de Juifs d'Europe et de Russie apporterait des capitaux, des expertises européennes et une main-d'œuvre bon marché, contribuant ainsi à la prospérité de la région et au trésor ottoman. L'Empire ottoman était alors en proie à de graves difficultés financières, avec une dette considérable sous le contrôle d'une commission européenne.•Un soutien financier considérable : Herzl proposa une somme colossale de 20 millions de livres turques en or, une offre sans précédent comparée au revenu annuel de l'Empire qui n'était que de 80 000 livres. Il soulignait que seuls les Juifs étaient disposés à acquérir cette terre, offrant ainsi une solution à la crise financière ottomane et à l'emprise des puissances européennes.•

Une influence positive sur la scène internationale : Herzl promit d'user de son influence pour apaiser les tensions avec les Arméniens en Europe, dont les révoltes étaient exploitées par les puissances européennes pour démembrer l'Empire, et d'améliorer l'image du Sultan et de l'Empire dans la presse occidentale, alors très critique.

Le Refus Catégorique d'Abdülhamid II

Malgré l'attrait de cette offre, le Sultan Abdülhamid II rejeta catégoriquement les propositions d'Herzl. Il prononça la célèbre phrase, consignée par Herzl lui-même : "Je ne peux vendre ne serait-ce qu'un pouce de terre, car elle n'est pas à moi, mais à mon peuple. Mon peuple a conquis cet empire par son sang et l'a irrigué du sien ; nous le recouvrirons de notre sang avant de permettre à quiconque de nous l'arracher. Que les Juifs conservent leurs milliards. Si mon empire est divisé, ils obtiendront la Palestine sans contrepartie. Mais cela ne se produira qu'une fois nos corps démembrés. Je n'accepterai jamais une vivisection."

Cependant, Abdülhamid II, fin stratège, ne rompit pas complètement les liens avec Herzl. Il dépêcha auprès de lui Ezzet Pacha, un conseiller arabe proche, afin de suggérer d'autres options, comme l'achat de Chypre (alors sous occupation britannique) et son éventuelle rétrocession à l'Empire en échange de concessions en Palestine. Le Sultan cherchait également à utiliser l'influence d'Herzl pour calmer les mouvements arméniens et améliorer l'image de l'Empire en Europe. Herzl, dans son désir d'atteindre son objectif, s'investit dans ces démarches, allant même jusqu'à soutenir l'Empire ottoman dans sa guerre contre la Grèce et à lancer des campagnes de soutien médical et financier. En reconnaissance, Abdülhamid II lui décerna une décoration.

Herzl ne cessa de proposer son projet, allant jusqu'à suggérer que le Sultan lui-même prenne la tête du mouvement sioniste et accorde aux Juifs la Palestine comme une province sous sa souveraineté totale en échange d'un million de livres sterling par an. Néanmoins, Abdülhamid II resta ferme dans son refus.

La Résistance Active d'Abdülhamid II contre l'Immigration Juive

Conscient du danger que représentait l'immigration juive pour l'intégrité territoriale de son empire, Abdülhamid II ne se contenta pas de refuser les offres d'Herzl. Il mit en place une série de mesures pour contrer l'établissement des Juifs en Palestine après la fondation du mouvement sioniste. Ces mesures incluaient :

•La création d'une commission spéciale à Jérusalem en 1897-1898 pour surveiller l'application des restrictions à l'entrée des Juifs dans le pays.•L'émission de directives interdisant aux Juifs étrangers d'entrer en Palestine sans payer une caution et s'engager à quitter le pays dans un délai d'un mois, avec un renforcement des contrôles dans les ports. Même le vice-consul britannique à Antioche, étant juif, fut soumis à ces restrictions.•La formation d'une "Commission de Jérusalem" chargée d'identifier les failles exploitées par les Juifs pour entrer illégalement dans le pays. Cette commission remit un rapport en septembre 1899 proposant des mesures et des recommandations.•La promulgation d'une loi en 1901 réglementant les visites des Juifs à Jérusalem, les obligeant à porter un "laissez-passer" (une sorte de passeport) indiquant les détails et la durée de leur voyage, délivré en échange d'un permis de séjour temporaire d'une couleur distinctive ne dépassant pas trois mois.•La réactivation en 1904 de la loi interdisant la vente de terres aux Juifs de toutes nationalités.•Le rejet en 1906 du projet d'université hébraïque à Jérusalem proposé par Herzl.•La destitution en 1906 du gouverneur de Jérusalem, Rachid Pacha, jugé trop conciliant envers les Juifs, et son remplacement par Akram Bey, qui s'efforça de contrer l'immigration juive et de développer la ville de Jérusalem.•L'émission d'un décret en septembre 1907 interdisant le transfert de la propriété des terres "miri" (terres d'État) aux Juifs ottomans, entravant ainsi les opérations d'achat de terres par les banques étrangères.•

La nomination à la fin de son règne, en 1908, de deux secrétaires comme gouverneurs de Jérusalem afin d'exercer un contrôle plus direct.

Un Succès Mitigé

Malgré ces efforts considérables, le nombre de Juifs en Palestine doubla durant le règne d'Abdülhamid II. Ce paradoxe s'explique principalement par la corruption administrative qui sévissait à la fin de l'Empire ottoman, les pressions étrangères et l'influence des consulats européens qui facilitaient l'immigration juive en leur fournissant des documents ou en leur accordant une protection étrangère.

La faiblesse de l'Empire face aux pressions externes et son incapacité à réformer son administration furent des facteurs déterminants.

De plus, l'accroissement naturel de la population juive déjà présente et le déplacement de Juifs venant de territoires ottomans occupés par des puissances européennes (comme l'Égypte, la Tunisie et l'Algérie) pour des pèlerinages à Jérusalem, qui se transformaient parfois en séjours permanents, contribuèrent également à cette augmentation.

Les historiens divergent sur le bilan de la politique d'Abdülhamid II. Ceux qui se basent uniquement sur les chiffres constatent un échec face à l'augmentation de la population juive. Cependant, ceux qui comparent le nombre d'immigrants juifs qui réussirent à s'établir en Palestine au volume total des vagues migratoires, soutenues par des intérêts étrangers, estiment que le taux de réussite ne dépassa pas 2,5% dans les estimations les plus hautes. Ils en concluent qu'Abdülhamid II et les Ottomans réussirent à contenir l'immigration et à protéger la Palestine.

La Fin d'une Époque et un Nouveau Chapitre

Herzl, frustré par l'intransigeance d'Abdülhamid II, envisagea même des actions plus radicales, comme un attentat contre le palais impérial, dans l'espoir qu'un nouveau gouvernement turc se montrerait plus favorable à son projet. Finalement, le Sultan Abdülhamid II fut renversé en 1909. Selon lui, son opposition à l'immigration juive en Palestine fut une cause majeure de ce coup d'État. Sa chute ouvrit la voie à une immigration juive plus importante.

Après la mort d'Herzl, le mouvement sioniste connut une période d'instabilité. Cependant, avec l'arrivée de Chaim Weizmann à sa tête en 1920, le mouvement retrouva sa vigueur.

La Première Guerre mondiale et la défaite de l'Empire ottoman, suivies de l'occupation britannique de la Palestine, éliminèrent l'obstacle majeur qu'avait représenté Abdülhamid II et favorisèrent l'émergence d'un soutien international à la création d'un État juif. La politique du mouvement sioniste évolua, passant des tentatives de négociation avec un sultan ferme à une stratégie d'infiltration lente et continue après sa destitution.

Conclusion :

La confrontation entre Herzl et le Sultan Abdülhamid II illustre la tension entre l'ambition sioniste et la volonté ottomane de préserver l'intégrité de son territoire. Si les efforts d'Abdülhamid II n'ont pas empêché une augmentation de la population juive en Palestine, ils ont néanmoins représenté un obstacle majeur au projet sioniste durant son règne. Sa résistance, bien que finalement contournée par les bouleversements géopolitiques ultérieurs, témoigne d'une tentative de défendre la Palestine face à ce qui était perçu comme une menace. La chute d'Abdülhamid II marqua un tournant décisif, ouvrant une nouvelle phase dans l'histoire de la Palestine et du conflit israélo-palestinien.